Histoire et philosophie du caodaisme (5)

Mise à jour 2012-05-18 10:20:54

A l’entrée du temple, le Hô-Phap fut reçu par le chef de la Mission, entouré du clergé local. Il fut conduit vers une estrade d’honneur placée en retrait du porche et sur laquelle il se tenait debout durant la cérémonie, armé de son bâton de Maréchal dont la vue effrayé les esprits malfaisants et les éloigner des lieux sacrés.

La fumée des baguettes d’encens piquées dans des vases de cendres montait comme un rideau devant le Globe Symbolique et les divinités.

Les religieux, drapés dans leurs toges rouges, bleues ou jaunes ; les adeptes, revêtus de leurs robes blanches, s’agenouillaient sur les nattes en ligne de file et occupaient la nef centrale et les nefs latérales du temple.

Par intervalles, des hérauts annonçaient à haute voix les diverses phases de la cérémonie. « 

La fête terminée, le Hô-Phap fut reconduit avec le même cérémonial à sa maison de repos. Il eut alors une rapide interview avec la Dépêche :  » Le Hô-Phap Pham Công Tac est un fin lettré ; il parle et écrit admirablement le français. Il lisait la Dépêche quand nous fûmes introduit dans le salon par le chef du diocèse. Immédiatement, il se leva, nous tendit la main comme un gentleman et, le sourire aux lèvres, nous montra un fauteuil.

Redoutant le supplice d’une longue interview, il commença par nous faire savoir qu’il était un fidèle lecteur de notre journal et qu’il s’intéressait particulièrement à son édition cambodgienne parce qu’il avait en terre khmère plus de quarante mille de ses coreligionnaires.

Pour lui, le Caodaïsme est une religion qui puise sa force dans la concorde et la paix sociales. La bienveillante hospitalité que les caodaïstes annamites ont trouvée au Cambodge le touchait profondément. Il souhaitait de tout cœur que ses compatriotes sussent, à cet égard, témoigner leur profonde gratitude vis-à-vis des autorités locales en continuant à travailler, ici comme ailleurs, dans le respect des lois et coutumes du pays.

Il manifesta cependant son étonnement de voir que des ordres, mal interprétés sans doute, aient été donnés, à l’occasion de ces fêtes, afin d’écarter les sujets de S. M. Monivong des réjouissances populaires données dans l’enceinte du temple caodaïste…

… Mgr Thuong Chu Thanh, chef de la Mission étrangère, en résidence à Phnom-Penh, prit le premier la parole.

Il annonça d’abord le décès de Mme Lâm Ngoc Thanh, une grande dignitaire du Bouddhisme rénové, qui venait de s’éteindre à Vung-liêm et demanda à l’assistance une minute de recueillement.

Il fit ensuite l’éloge des fondateurs du Caodaïsme en Cochinchine en insistant tout particulièrement sur les mérites de feu le Pape Lê Van Trung et de cet autre dignitaire qu’était le regretté Cao Quynh Cu.

Puis, après avoir fait l’historique de la nouvelle religion au Cambodge, l’orateur informa l’assistance que la cérémonie de l’inauguration du temple de Phnom-Penh coïncidait avec l’anniversaire de la mort de Victor Hugo, le chef spirituel de la Mission étrangère du Caodaïsme.

Trois autres discours prononcés en cantonais, en triêu-châu et en cambodgien, reproduisaient à peu près les termes de l’allocution de M. Thuong Chu Thanh.

… L’après-midi, à 16 h. 30, eut lieu dans l’enceinte du Monastère de la procession des personnages divinisés.

Précédé d’une licorne et suivi d’un dragon, le cortège groupait dans l’ordre le char du Bouddha Di-Lac, l’idole au large sourire, impassible en son bonheur nirvanien, l’autel du Pape Lê Van Trung, le portrait de Victor Hugo, la statue de Jeanne d’Arc, le portrait de Cao Quynh Cu, celui de Sun Yat Sen, le fondateur de la République chinoise, et, enfin, le grand char de la Montagne sacrée sur laquelle trônait le grand Sage Ly Thai Bach ayant à sa droite la déesse Quan-Âm et à sa gauche le guerrier Quan-Công.

Au pied de cette montagne, feu le Pape Lê Van Trung bénissait la foule.

Le cortège, précédé, accompagné et suivi d’orchestres bruyants, fit trois fois le tour du temple en passant devant la tribune où avaient pris place le Hô-Phap, les personnages de sa suite et les dignitaires de la religion.

Dans une partie de cette tribune, nous remarquâmes de nombreuses femmes chinoises nouvellement converties et drapée de manteaux blancs comme les Annamites, avec les attributs et les insignes de leur grade. « 

En France, le Fraterniste, au Cambodge, la Vérité ( 20-10-37 ) publièrent cette impression d’ensemble:

 » Les illustrations des journaux, les clichés que j’ai sous les yeux, montrent l’éclat inaccoutumé des fêtes qui eurent lieu sous la présidence du Supérieur. Des milliers d’adeptes étaient accourus de toutes parts : quinze, vingt, vingt-cinq mille ? Il est difficile d’apprécier de telles foules asiatiques. Des discours ont été prononcés et radiodiffusés : Par  » Charles « , chef de la Mission étrangère ; par  » François « , cheville ouvrière du mouvement. Ces discours reflètent un certain nombre d’idées qui me paraissent intéressantes à noter.

Le patronage de l’Esprit Victor Hugo suffirait à souligner le caractère éminemment spirite du Caodaïsme dont le Supérieur actuel fut chef de l’école des Médiums à Tây-ninh ( Cochinchine ).

L’alliance spirituelle des religions de l’Orient et des religions de l’Occident s’y affirme à chaque part, à chaque instant, puisque les pagodes caodaïstes sont ouvertes à la vénération du Christ, du Bouddha, de Lao-Tseu, de Confucius, de Mahomet, et de tous les Messagers de Dieu sur la terre, qu’ils soient spirites ( Victor Hugo, Camille Flammarion ) ou bienfaiteurs de l’humanité.

A l’heure où certains s’emploient à coller sur toutes choses des étiquettes pour diviser les hommes et semer les haines, il paraît utile d’encourager ce mouvement de réconciliation, d’union, d’universalité. A l’heure où certains reprennent les formules exclusives et les anathèmes d’antan :  » Vous ne pouvez être sauvés qu’ici « , il semble bon de répéter, même aux sourds, que c’en est à jamais fini avec ces pitoyables jeus d’étiquettes : Ce qui importe seul, ce ne sont pas les credos, mais les actes. Allan Kardec l’a lumineusement exprimé : Hors la charité, pas de salut.

L’esprit pacifique et pacifiste du Caodaïsme mérite également d’être approuvé. Les disciples de Cao-Dài ( l’Être Suprême ) sont hostiles aux distinctions de peuples, de races, de religions, de couleurs, et veulent une réconciliation des gouvernements et la fin des guerres, lesquelles sont toujours déclarées par les gouvernements. Face à l’Occident, les caodaïstes crient : Nous sommes pour la paix. Fraternité des hommes, amitié des peuples, collaboration des races. Nous voilà loin de la politique barbare des États totalitaires, de la peste noire, brune ou rouge, et des aventuriers soudoyés qui, en chaque pays, cherchent à singer les nouveaux Badinguet.

Admirable synthèse spiritualiste on le voit, où même l’incroyant trouve son pain spirituel, puisqu’il peut, dans la pagode caodaïste, demander les règles de conduite au philosophe Confucius ou au sage Lao-Tseu. A personne, en vérité, le temple de Cao-Dài ne refuse ses trésors spirituels. Que nous sommes loin de nos colleurs d’étiquettes, de nos petites chapelles, de nos petits clans de préfectures et de sous-préfectures attardées, mortes poussières. « 

L’horaire permet de se rendre compte de l’importance de ces trois jours de fêtes :

Programme du 21 mai 1937.

Matin :

5 h. 15 : Rassemblement des dignitaires et adeptes au temple.

5 h. 30 : Réception de Sa Sainteté Hô-Phap dans le temple.

6 h. 00 : Grande cérémonie rituelle et sanctification du Globe Symbolique.

9 h. 00 : Réception de Sa Sainteté Hô-Phap sur l’esplanade des dignitaires et présentation du Corps sacerdotal.

9 h. 30 : Chants et prières des enfants de chœur ;

Discours d’ouverture en annamite par Mgr Thuong Chu Thanh, Giao-Su, chef de la Mission étrangère ;

Discours en chinois et cambodgien ;

11 h. 30 : Prières ( au micro ) pour souhaiter la concorde et la paix mondiales.

12 h. 00 : Cérémonie rituelle et prières pour les morts.

Soir :

16 h. 00 : Rassemblement des dignitaires sur l’esplanade.

16 h. 30 : Procession du portrait de Victor Hugo autour du temple pour le déposer ensuite sur l’esplanade  » Bach-Vân « .

17 h. 30 : Cérémonie rituelle et prières des enfants de chœur ;

Conférences en cambodgien par Chanh-Tri-Su Pham Van Châu ;

Conférences en annamite par Giao-Su Huong Phung ( Mme Trân Kim Phung ), Tiêp-Dao Cao Duc Trong et Khai-Phap Trân Duy Nghia.

Allocution en français par le chef de la Mission étrangère.

23 h. 00 : Grande cérémonie anniversaire de Victor Hugo, chef spirituel de la Mission étrangère du Caodaïsme.

Programme du 22 mai.

Matin :

5 h. 00 : Cérémonie rituelle.

8 h. 00 : Prières pour le repos des morts et pour souhaiter la concorde et la paix mondiales.

11h. 00 : Cérémonie rituelle.

Soir :

16 h. 00 : Rassemblement des Dignitaires sur l’esplanade.

16 h. 15 : Réception de Sa Sainteté Hô-Phap sur l’esplanade.

17 h. 00 : Réception des Autorités françaises et autochtones, des représentants de la presse et des invités.

17 h. 15 : Prières par des enfants de chœur en l’honneur de la religion ;

Discours d’inauguration du temple caodaïste par le chef adjoint de la Mission étrangère ( au micro ).

18 h. 00 : Visite du temple par les autorités et tous les assistants.

18 h. 15 : Signature au Livre d’Or.

18 h. 30 : Thé d’honneur.

20 h. 00 : Discours de Sa Sainteté Hô-Phap ( M. Pham Công Tac ) ( Au Micro ) ;

Conférences religieuses par Mgr Thuong Chu Thanh ;

Autres conférences religieuses.

23 h. 00 : Cérémonie rituelle.

Programme du 23 mai.

Matin :

5 h. 00 : Cérémonie rituelle.

6 h. 00 : Rassemblement des Chars décorés, Tablettes votives, Dragons, Licornes, Musique, etc… sur le boulevard Pierre Pasquier, en face du temple caodaïste.

6 h. 45 : Départ du cortège et procession en ville.

11h. 00 : Cérémonie rituelle.

Soir :

16 h. 00 : Rassemblement des Dignitaires sur l’esplanade.

16 h. 30 : Attribution des prix aux chars décorés, dragons, licornes, tablettes votives, musique.

17 h. 00 : Chants des enfants de chœur en l’honneur de la Religion, avec la musique ; Cérémonie rituelle.

18 h. 00 : Conférences religieuses par divers dignitaires ; Discours de fermeture par Tiêp-Thê Lê Thê Vinh.

22 h. 00 : Prières en chœur pour le repos des morts et pour souhaiter la concorde et la paix mondiales.

23 h. 00 : Grande cérémonie du 15è jour du 4è mois de l’année Dinh-Suu.

M. Ch. Bellan, ancien résident de France au Cambodge, de Paris envoyait ( 1-9-37 ) son impression générale :

 » J’ai lu avec le plus grand intérêt les documents que vous m’avez envoyés, concernant l’inauguration du temple caodaïste de Phnom-Penh. Je les ai communiqués à quelques amis et personnalités s’intéressant à ce mouvement tendant à l’unification des religions et à la fraternité universelle.

Au cours des temps, ces oppositions de religions diverses ont fait couler des fleuves de sang, et il serait à souhaiter qu’une compréhension mutuelle s’imposât pour le bonheur de l’humanité.

Les progrès de la science suppriment de plus en plus les distances, mais si les peuples se connaissent un peu mieux qu’autrefois, il n’en est pas moins vrai qu’ils sont souvent trompés par de mauvais bergers et qu’il subsiste, hélas ! de ce fait, encore pas mal de malentendus entre eux.

Si le Caodaïsme se répandait, on pourrait espérer une ère de paix et de tranquillité, sinon de bonheur, celui-ci n’étant pas de ce monde. C’est pourquoi, chacun doit creuser son sillon en ce sens. Pour ma part, je suis vraiment très heureux de savoir que les odieuses persécutions, dont les caodaïstes avaient été les victimes, ont pris fin.

On ne pourrait donc, l’effort de chacun aidant, empêcher la diffusion d’une doctrine qui pourrait, comme l’a prêché le Bouddha – ce n’est pas la haine, mais l’amour qui unit les cœurs – faire régner le calme sur la surface de cette terre, encore si troublée.

Mes bien fraternelles amitiés. « 

Signé : Charles BELLAN.

SI L’ISLAM EST EXCLU DU CAODAISME ?

On a pu voir, à la fête d’inauguration du temple de Phnom-Penh que l’Islam, sans être l’objet d’une vénération spéciale dans les milieux caodaïstes, est loin d’être frappé d’ostracisme.

Il y aurait peut-être une faute à éloigner l’Islam du Caodaïsme :

1° A cause de la proximité d’un foyer musulman très actif : celui de l’Inde ( pour ne pas parler de celui de l’Insulinde ) ;

2° A cause de l’importance du foyer musulman en Afrique : renaissance religieuse des Oulémas en Algérie ; influence de la rénovation musulmane d’Égypte sur l’Islam nord-africain ; réveil général du panislamisme dans le monde ; progrès incessants de la religion de Mahomet en Afrique noire, etc…

L’Islam, dans les colonies françaises, ne comprend pas seulement les terres d’Afrique du Nord, la Syrie, le Liban, mais s’étend sur une grande partie de nos possessions d’outre-mer.

En effet, dans toute l’Afrique, à Madagascar, aux Indes, sans oublier l’Indochine, avec les Chams, la religion musulmane a des adeptes.

C’est en Afrique noire que l’Islam est le plus répandu. Si à la Côte des Somalis leur nombre n’est que de soixante-dix mille, aux Indes dix-huit mille, en Indochine quatre-vingt mille, il est, en A.E.F., au Togo et au Cameroun, de un million deux cent mille et, en A.O.F, de plus de six millions.

L’Islam dans nos colonies a donc un caractère africain. Il s’est répandu soit par infiltration pacifiques, soit par expéditions violentes. L’histoire de ses progrès et des résistances auxquelles il s’est heurté explique sa répartition géographique.

Une des plus importantes régions qui s’étend de l’Atlantique à l’Éthiopie occidentale et des déserts saharien et libyen au 10° degré de latitude nord. Il englobe à l’ouest les bassins du Sénégal, de la Gambie, de la Haute-Volta, du Moyen Niger et, au centre, le bassin du lac Tchad.

J’avoue d’ailleurs que les conceptions exprimées ici sur l’Islam sont plutôt le reflet de ma personnalité d’Algérien ( six ans de fraternité profonde en terre musulmane : Sidi-Bel-Abbès, Tlemcen, Oran, Alger ) que le désir calculé du Sacerdoce caodaïste, lequel, à l’origine de la nouvelle religion, avait peu pensé au mahometisme, il faut bien le dire. Cette rallonge à la table spirituelle est plutôt un souhait personnel qu’une conception mûrie par le Supérieur et les Dignitaires caodaïstes. Ceci pour la vérité des choses et la franchise des attitudes et des responsabilités.

A voir la  » pouillerie musulmane  » en Algérie, par exemple, on a l’impression d’une religion finie, principalement si l’on songe à la splendeur de la Civilisation arabe à une époque où l’Occident était encore plongé dans les ténèbres et dans la boue. Mais il faut se rappeler que l’Islam est déjà en soi une synthèse religieuse ( judaïsme, christianisme, zoroastrisme ) où l’on vénère non pas seulement Mahomet, comme le croit l’ignorant, mais Moïse, Jésus, Zoroastre, et les grands Prophètes, que le soufisme est essentiellement musulman malgré les aspects occidentaux, modernes, universels, qu’il prend et sait prendre à l’occasion, pour ne pas faire fi de cette puissance dynamique qui est en lui. Non seulement les oulémas sont actuellement occupés à  » travailler  » le levain islamique et à faire lever la pâte, mais d’innombrables cas isolés prouvent une incroyable fermentation dans une religion que l’on peut croire épuisée, porte, finie.

Voilà pourquoi, personnellement, j’aurais un certain déplaisir à voir le Supérieur et le Sacerdoce caodaïste éloigner l’Islam de leur communauté religieuse.

Je citerai le cas du Cheikh Ben Aliona(1) comme exemple des possibilités spirituelles de l’Islam : Jusque vers quarante ans, cordonnier à Mostaganem, il prend rang de Prophète de l’Islam, alors qu’il est seulement décédé en 1934.

Il fonda une confrérie mystique très fréquentée, branche évoluée de l’école de soufisme Chadeliya-Darquaoua, une des plus élevées. Par le soufisme, il connut l’ésotérisme ( doctrine secrète ) de l’Islam et, par ce dernier, la tendance à la superreligion ( mosaïsme + zoroastrisme + christianisme + mahométisme… ) qui sommeille dans le cœur de tout croyant musulman. Les révélations successives se complètent, car toutes sont reliées par l’unité d’inspiration surhumaine :  » Les Prophètes, fusent-ils dix mille, dit l’aphorisme soufi courant, ne sont qu’un seul, rayons multiples du même feu. « 

Sidi Ben Aliona a entendu tous les reproches subi toutes les critiques. C’est l’histoire de tous les religieux, de tous les mouvements religieux. La médiocrité et la vulgarité les assaillent et les encerclent de toutes parts. A l’Islam fermé et figé dans son ésotérisme, le Cheikh a opposé un Islam ouvert, en évolution, sollicitant l’avenir au lieu de gémir sur le passé. C’est vers 1912 qu’il a commencé sa mission d’Imam, c’est-à-dire de faqir ( pauvre ) à la tariqa, voie mystique le menant vers Dieu, de chef, d’instructeur non différent des Grands Saints du passé islamique :  » Moi dans ma vallée, toi dans la tienne « , dit-on en arabe.

La perfection peut être atteinte selon les tempéraments, les races, les climats, par le Yogisme, le Taoïsme, les exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, par ceux des tarouq soufies musulmanes. Les formes varient ; l’Esprit est le même, toujours.

Les doctrines de Ben Aliona ? Unité de Dieu ( le monde temporel n’est qu’un ensemble de voiles,  » barzakh « , nous cachant le monde réel : l’Infini… ) Univers émané de Dieu ( à l’inverse du Coran créationniste pour la masse des foqara, croyants ordinaires, le sirr ( caché ) est réservé à certains disciples capables de saisir le bathen ( sens occulte ) ; émanatisme s’accordant avec l’impertinentisme ( qui pourrait connaître son proprium, connaîtrait Dieu ; qui le scrute avec attention, s’approche de Dieu ) ; doctrine de l’immanence n’excluant pas la transcendance ; ichraq ou illumination dont se réclament tous les grands hommes musulmans : Avicenne, Ghazali ou Ibn Thofaîl, mais sans démarcation nette entre l’affectivité et l’intellectualisme, ces compartiments psychologiques artificiels des Universités d’Occident, dont avec le qelb aqel ( cœur intellectuel ), etc., etc…

Le Cheikh de Mostaganem, mystique moderne, tenta d’orienter par la sublimation spirituelle, une partie de l’Islam vers plus de lumière et de fraternité réelle ( Zohar des Juifs, Ennéades de Plotin, etc. ) : La baraka ( bénédiction du cheikh ), la selsela ( chaîne de transmission des facultés mystiques chez les marabouts ), les adjazat ( diplômes décernés aux foqara instruits ) ne sont que des jalons, relativement faciles à poser, sur la Voie de l’Illumination où l’on doit d’abord arriver à la  » Réalisation de la Présence « . C’est parce que le cordonnier alla plus loin et plus haut qu’on le traita d’hypnotiseur et de professeur de sciences occultes, l’illumination substantiellement la même, se différenciant pourtant avec chaque mystique. Ben Aliona utilisait le ferq et le djam, concentration et expansion, deux moments du rythme psychologique des soufis, la répétition du zikr sur le chapelet, dans la fameuse klelona, cellule paisible, demi-obscure, propre aux intuitions et aux visions, aux images visuelles et auditives, voix et lumières ineffables.

En ses zaonias de Mostaganem, Saint-Eugène, Alger, couvents-hôtelleries gratuits, Ben Aliona vivait pauvrement, n’exigeant du visiteur qu’un travail, une œuvre utile dans le monastère, à son passage, pour prix de son hospitalité. Il prêchait la fraternité religieuse, était très estimé de prêtres catholiques, éteignit des rekba (vengeances de familles en Kabylie ). Panislamique spirituel, l’alaonisme recommande l’accord avec les Européens : De l’Égypte au Maroc, Ben Aliona a touché cent cinquante mille, peut-être deux cent mille croyants seulement. Mais dans une région où l’Islam est signalé comme particulièrement stagnant, cette évolution, même limitée, constitue un exemple significatif. D’autres, en effet, sur des bases plus puissantes, reprendront quelque jour œuvre et, comme le Mystique de Mostaganem, développeront la coopération entre musulmans et chrétiens, la cordialité même entre mahométans et juifs ( remplis d’aversion et de méfiance en pays d’Islam ). Ben Aliona, les regards tournés vers les Ahmadiya de l’Inde, réprouvait la Djehad ou guerre sainte. Comme eux, il admettait une interprétation plus intelligente et plus fraternelle du Coran, désirant comme les Dahaia une religion en progrès incessant, se débarrassant de ses articles périmés, de ses scories du passé. Et cela, malgré la misère physiologique des masses indigènes exploitées par les roumi.

Le Cheikh était presque végétarien, ne consentant jamais qu’au sacrifice des animaux les moins conscients. Il étendait sa charité à toutes les créatures. Quelque chose en lui d’un saint François d’Assise. Il a initié des chrétiens ( une vingtaine en France et en Algérie ), sans les contraindre à adhérer formellement à l’Islam, suivant en ceci l’exemple d’un des plus grands soufis du monde : Khodja Hassan Nizami, pir ou mourchid des Chicchtiya de l’Inde, qui compte des disciples brahmanistes.

Constatation universelle : Arrivés à une certaine hauteur spirituelle, les religieux exceptionnels sont au-dessus des religions du vulgaire, et reconnaissent comme  » Amis de Dieu  » tous les hommes sincères et de bonne volonté et fraternisent avec eux : Kherreddin, de Tunis, a initié des chrétiens tunisiens. D’autres soufis ont fait de même, notamment Inayat Khan.

En somme, Ben Aliona fut l’éclosion très rare d’un saint musulman à notre époque même, un des derniers grands maîtres sofis : Sa mission fut de tolérence totale, de paix, de charité, d’aimante et dévouée fraternité. Il a tenté de faire revivre l’époque des mystiques islamiques des siècles brillants, mais en se tenant plus près des masses, en se montrant plus familier et plus souple. Il a prêché la conciliation des contraires, dit encore le Dr Probst-Biraben qui l’a connu d’assez près et a rencontré quantité de ses amis et disciples. Il a réussi dans un milieu restreint, ce qui suffit à prouver que la ferveur du vieil Islam n’est pas morte et qu’elle peut s’exercer encore dans des voies plus larges, malgré les déplorables abus et excès d’un colonialisme matérialiste et exaspérant.

L’humble et sublime cordonnier de Mostaganem a entraîné ses disciples hors de l’esclavage de l’argent, du luxe, des honneurs, de l’orgueil et de la haine. Par Bergson, par les Ahmadiya, par les Bahaia, il a prouvé les forces ignorées, les possibilités d’évolution et de progrès d’un Islam que certains jugent mort à jamais en cette pauvre terre musulmane.

Le Caodaïsme a-t-il le droit de rejeter l’Islam de sa  » fraternité  » devant de tels exemples ?

SUITE A NOTRE DOULEUR

D’une étude faite par notre Frère Lê Van Bay, nous détachons quelques renseignements sur les dissidents, les frères ennemis, hélas ! Le Phu Chiêu, n’ayant pas triomphé de l’épreuve qui lui fut imposée, l’esprit se nommant Cao-Dài demanda aux médiums d’aller trouver M. Lê Van Trung, membre du Conseil du Gouvernement, lequel reçut le titre de  » Cardinal de la Branche Taoïste « . Le Caodaïsme était né. Mais le Phu Chiêu, d’abord à l’écart, fonda à Cân-tho une secte se réclamant de Cao-Dài et du spiritisme, érigea un temple où il eut plusieurs centaines d’adeptes. Le Phu Chiêu mourut en 1932 et depuis cette association religieuse végète.

Après que Lê Van Trung eut crée un temple caodaïste à Cho-lon, les adeptes de Sài-gon obtinrent la fondation d’un oratoire à Câu-kho. Mais, au bout d’un certain temps, les caodaïstes de Câu-kho se détachèrent du Saint-Siège et formèrent la deuxième secte dissidente. Quelques efforts de propagande au centre de l’Annam ( 1930-32 ) avec le concours du Cardinal de la Branche Confucéenne. L’importance de ces dissidents se réduit à quelques cents à Sài-gon et autant en Annam.

En 1934, Câu-kho devint le centre d’une autre secte qui peut être appelée en français l’  » Union de toutes les sectes caodaïstes « . Elle est présidée par M. Nguyên Phan Long, ex-conseiller colonial, actuellement rédacteur à la Dépêche de Sàigon. Le Saint-Siège de Tây-ninh semble reprocher à ces dissidents leur opportunisme politique et a refusé pour cela tout rapprochement.

En 1930, une autre secte :  » la Religion de la Vraie Vérité  » ( sic ) s’est créée à My-tho avec M. Nguyên Van Ca, délégué administratif hors classe, qui se fit appeler  » Cardinal Législatif « , après avoir exercé au Saint-Siège de Tây-ninh, de 1927 à 1930, les fonctions de Chef des Dignitaires et d’Administrateur de la Religion en Cochinchine. En 1930, il s’installa à My-tho, dans le temple déjà construit sur sa propriété, qu’il baptisa de  » Saint-Siège du Milieu « . Appuyé par M. Krautheimer, alors Gouverneur de la Cochinchine, il se consacra à la propagande et fit de nombreux adeptes, surtout dans l’ouest de la Cochinchine. Grâce à son frère plus jeune ( bien en cour chez M. Krautheimer ), adversaire acharné de Lê Van Trung, le  » Milieu  » recruta.

J’ai été personnellement en relations fraternelles avec M. Nguyên Van Ca, à une époque où je ne voulais pour rien au monde me mêler à ces discussions, sachant trop bien que tous ces schismes, toutes ces vanités et ces glorioles, toute cette poussière de sectes et de sous-sectes, valaient au Caodaïsme, et non sans raison ! le plus profond mépris des autorités, trop portées à ne voir dans ce débordement insensé d’orgueil que la manifestation certaine d’un ramassis de charlatans ou d’ambitieux. J’ignorais alors que la rivalité entre Lê Van Trung et Nguyên Van Ca remontait assez loin dans le temps :

 » Vers 1895, Nguyên Van Ca faisait sa cinquième année au collège d’Adran, à Sài-gon, tandis que Lê Van Trung, moins âgé que Ca de cinq ans, était à la troisième année au collège Chasseloup-Laubat, également à Sài-gon.

 » Le collège d’Adran, dirigé par les Frères chrétiens et subventionné par le Gouvernement, devait être supprimé. On fit subir un examen commun aux élèves des quatrième et cinquième années du collège d’Adran et à ceux de la troisième année du collège Chasseloup-Laubat ( qui n’était fondé que depuis trois ans ).

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